Après trois mois, la rue tient la distance – Libération
27 Maggio 2016Manifestation du 26 mai entre Bastille et Nation, contre la loi travail. Photos Martin Colombet. Hans Lucas
.liberation.fr – Après trois mois, la rue tient la distance. La mobilisation nationale de jeudi a rassemblé des manifestants déterminés. –
Minoritaires ? Jusqu’au-boutistes ? Les 153 000 personnes qui, selon la police, ont défilé jeudi dans toute la France contre le projet de loi travail, avaient surtout envie de renvoyer la critique au visage du gouvernement.
Dans la capitale, où le cortège a réuni 30 % de manifestants en plus par rapport à la dernière journée de mobilisation, Fabrice Michaud, secrétaire général de la CGT de Paris Aéroport, n’en démord pas : «L’obstination et les provocations répétées de Manuel Valls à l’encontre de notre syndicat et des salariés servent notre mobilisation.
Loi travail : l’exécutif s’emmêle
Les attaques sur notre représentativité, on les vit très bien. La CGT compte 700 000 adhérents, alors que l’ensemble des partis politiques n’en affichent que 365 000.»
«Ça repart». Juché sur un lampadaire, un militant prend ses camarades du syndicat en photo. Ils sont contents d’être là et ça se voit. L’un d’eux, lunettes de soleil sur le nez et drapeau cégétiste à la main, l’assure : «La mobilisation est en train de monter en puissance.»
Même s’il «perd 90 euros par jour de grève», hors de question de s’arrêter là : «Les blocages vont continuer à se durcir.» Pour lui, c’est une réaction logique face à un pouvoir «qui se montre de plus en plus agressif». Le point de non-retour, il le date au 10 mai, quand Manuel Valls a décidé d’utiliser l’article 49.3 pour faire passer le projet de loi. «Et après, on dit que c’est nous les preneurs d’otages…»
Même discours chez un cadre de la CGT, qui tacle lui aussi le Premier ministre : «C’est d’autant moins acceptable quand on voit qu’il a seulement fait 5 % des voix à la primaire socialiste pour la présidentielle [en 2011, ndlr].»
Après trois mois de mobilisation et déjà huit journées nationales d’action, les manifestants ne semblent pas prêts à renoncer. Malgré «l’usure», «la peur pour l’avenir, l’emploi, les salaires», comme l’explique Sabine, employée dans une collectivité territoriale et syndiquée chez SUD. «J’ai eu l’impression d’un coup de mou il y a dix jours, mais ça repart», se félicite-t-elle.
Pour Norbert, 59 ans, «il faut bien se rendre à l’évidence : il y a une semaine, on ne parlait même pas de modifier l’article 2 du texte [consacré à la fameuse “inversion de la hiérarchie des normes”, ndlr]. Les blocages et les grèves dans les raffineries ou les centrales nucléaires sont susceptibles de faire bouger les choses.»
A l’unisson, les manifestants se félicitent de la tournure prise par les événements. «C’était le bon moment pour passer à la vitesse supérieure», dit Sabine. «On n’avait plus le choix, malheureusement», abonde Sonia, 35 ans, encartée à Force ouvrière.
Le durcissement initié par la CGT a même convaincu certains de se bouger, à l’image d’Aghiles, la trentaine. «Je n’étais pas trop mobilisé depuis le début du mouvement. J’étais opposé au projet de loi, bien sûr, mais je laissais la grève et les manifestations aux autres.»
Ce sont le «traitement médiatique» et les «déclarations provocantes des responsables politiques» qui l’ont décidé. Il estime qu’une «barrière est tombée chez pas mal de gens» : «Un parti de gauche au pouvoir, ça avait un pouvoir anesthésiant. Mais maintenant qu’il a dévoilé son vrai visage, il y a moins de scrupules.»
«Pressions». Valls créerait-il des vocations militantes ? Peut-être, à en croire Mathieu, 23 ans : «A Nuit debout, j’ai rencontré un gars de la CGT qui m’a dit qu’il sentait que le syndicat était en train de se remobiliser à fond. Du coup, je me dis que je vais peut-être y adhérer.» Nathalie, 38 ans et employée à Pôle Emploi, dit qu’«à un moment», elle a voulu «arrêter les manifs».
Mais cette militante de la FSU sent que «ce n’est pas le moment de lâcher, ça prend de l’ampleur dans des secteurs qui ont des moyens concrets de bloquer le pays. Il faut s’appuyer là-dessus».
Dans le cortège, on boit des coups, on danse et on lève le poing quand retentit l’Internationale.
Certains militants plus radicaux cassent des vitrines, aussi, comme celle d’un concessionnaire Skoda. Sur les murs, plusieurs inscriptions donnent le ton – «pouvoir au peuple», «rage, joie et anarchie» ou encore «black bloquons tout».
Au terminus, place de la Nation, les traditionnelles échauffourées entre «casseurs» et forces de l’ordre ne semblent pas étonner les quelque 20 000 manifestants qui se déversent sur l’esplanade.
Mobilisation en hausse également du côté de Rennes (Ille-et-Vilaine), où 3 500 personnes ont défilé, contre 1 500 le 19 mai. En tête de cortège, plusieurs dizaines de jeunes lycéens et étudiants, équipés de casques, blousons noirs ou cagoules préventives contre les gaz lacrymogènes.
Plus originaux, six d’entre eux, inscrits en arts plastiques à l’université, se sont grimés de plaies au visage «pour protester contre les violences», et sont armés de mitraillettes en peluche. Sous les bannières syndicales et politiques, le reste de la manifestation avance en rangs serrés le long des quais de la Vilaine, sous l’œil vigilant des forces de l’ordre qui ont bloqué les accès au centre-ville.
Outre le Premier ministre, d’autres membres du gouvernement sont dans le viseur des manifestants.
«Tout est bon dans le Macron», proclame une pancarte figurant les bons morceaux à découper d’un cochon, et sur laquelle on lit aussi les mots «licenciements, médecine du travail, inspection du travail, travail de dingue».
Un peu plus loin, un ouvrier du bâtiment dénonce les conditions de travail. «Des heures sup moins payées, des pressions pour travailler le samedi, des rendements jamais suffisants, on en a ras-le-bol, peste-t-il.
Et on nous change de chantier à longueur de temps pour nous casser, pour nous licencier et embaucher des intérimaires !» Dans la ville bretonne comme à Paris, on espère la multiplication des blocages tant que le gouvernement ne bougera pas, à l’image d’Emeline.
Qui fustige, pêle-mêle, «les licenciements plus faciles, les accords d’entreprises qui vont se substituer aux accords de branche et les actions prudhommales rendues plus ardues par la loi travail».
«On va retrouver les gens dans des états pas possible à Pôle Emploi, ça me fait peur», dit-elle. Une jeune femme de 32 ans, agent administratif dans un groupe bancaire, ne décolère pas. «Les négociations sont inexistantes dans les entreprises. J’ai déjà connu six employeurs différents et un premier licenciement économique à 26 ans.
Cela fait beaucoup d’aléas pour un début de parcours.» Dans la foule compacte, un cégétiste s’avoue très satisfait de la mobilisation : «Plus Valls parle, plus on est nombreux. Qu’il continue de parler !»
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