En matière de grottes préhistoriques, c’est Chauvet qui détenait jusqu’à aujourd’hui le titre de doyenne française : ses parois ont été ornées de peinture il y a 37 000 ans, d’après les estimations les plus récentes. Nous avons aussi la grotte de Cussac en Dordogne, où une sépulture a été datée à – 28 500 ans, et bien sûr mamie Lascaux avec ses respectables 22 000 ans d’âge. Pfff ! Rien que des gamines… L’histoire de l’exploration souterraine par les hommes préhistoriques vient d’être chamboulée avec la publication, ce mercredi dans Nature, d’une étude datant le passage de l’homme dans la grotte de Bruniquel à 176 500 ans. Ce qui en fait, et de très loin, le record mondial de la discipline.
Bruniquel, c’est une petite bourgade de 600 âmes qui surplombe l’Aveyron du haut de son piton rocheux, dans le Sud du Quercy. Si l’Association des plus beaux villages de France a salué son charme, pas grand-monde ne sait qu’on trouve dans les environs une grotte qualifiée de «magnifique» par les quelques chanceux qui l’ont visitée. Sa découverte date de 1990, par un jeune spéléologue nommé Bruno Kowalsczewski, qui a «tout désobstrué tout seul», raconte Jacques Jaubert, professeur de préhistoire à l’université de Bordeaux. A l’entrée de la grotte, il a trouvé des restes de bison, de renne, de cerf et pas mal d’ours brun. Puis s’est glissé dans des «étroitures» assez hardcore avant de déboucher sur une vaste cavité avec un lac souterrain, ornée de stalactites en draperies.
C’est là que se nichait la surprise : sur 30 mètres carrés environ, des morceaux de stalagmites arrachés sont disposés en forme de cercle. La plupart couchés horizontalement, superposés, d’autres soutenant cette espèce de barrage comme des étais. Et puis, un os d’ours brûlé. La trace de l’homme… Ces découvertes sont inventoriées et décrites une première fois dans une revue de spéléologie, Spelunca, avec l’âge attribué au bout d’os : au moins 47 000 ans – impossible de remonter plus loin avec ce bon vieux carbone 14. Un âge aussi largement antérieur aux peintures de Chauvet aurait déjà dû mettre la puce à l’oreille des historiens, mais la nouvelle leur est difficilement parvenue. Et la grotte est restée fermée, sur sa propriété privée à l’emplacement secret, pendant quinze ans.
Techniques de datation
C’est en 2011 seulement que Bruniquel a reçu une nouvelle visiteuse en la personne de Sophie Verheyden, chercheuse à l’Institut royal des sciences naturelles en Belgique. Elle est à son tour bluffée par les étranges structures de stalagmites et demande l’autorisation de relancer les études. C’est que les techniques de datation ont fait beaucoup de progrès depuis la découverte de la grotte : la méthode radioactive «uranium-thorium» permet désormais de remonter jusqu’à – 600 000 ans, et n’est pas limitée à la matière organique comme le carbone 14 : elle marche aussi avec les minéraux sédimentaires comme les stalagmites. Ça tombe bien. Alors voilà le plan d’attaque pour l’équipe de «Bruniquel : le retour», composée de Sophie Verheyden, Jacques Jaubert et le directeur de recherche au CNRS Dominique Genty : faire un relevé de la grotte en 3D, mesurer le magnétisme de la cavité pour repérer les matériaux brûlés et carotter les stalagmites.
Restitution 3D des structures de la grotte de Bruniquel telle qu’elle était avant les repousses stalagmitiques. (image X. Muth. Get in Situ, Archéotransfert, Archéovision. SHS 3D. Base photographique Pascal Mora)
L’idée de Verheyden est simple et brillante. L’extrémité des stalagmites s’est formée juste avant que l’homme préhistorique ne les arrache pour les disposer à plat : elle renseigne donc sur le moment qui a immédiatement précédé la construction de la structure. Et après la visite de l’homme, l’eau a continué à goutter sur la structure, formant un petit peu partout des «repousses» de stalagmites verticales. Si l’on date la base de ces repousses, on trouve le moment qui a immédiatement suivi la construction. Six carottes de deux centimètres de diamètres ont été effectuées, pour comparer les résultats, faire une moyenne et limiter les erreurs. Après un petit séjour dans des laboratoires américain et chinois, les résultats tombent. Bingo ! La date de fin de pousse des stalagmites couchées et la date de repousse correspondent parfaitement. Sophie Verheyden appelle Jacques Jaubert pour lui donner le chiffre. Il revit l’instant comme si c’était hier : «J’étais en vacances en Italie, c’était au mois d’août. Je peux vous dire sur quelle marche d’escalier je me trouvais exactement quand mon téléphone a sonné. Elle m’a donné une date complètement inouïe : 176 500 ans. Et il y avait plusieurs résultats très concordants et fiables. Franchement, on s’attendait pas du tout à un âge aussi ancien, aussi vertigineux.»
«Stalagmites disposées en cercle»
Car on savait que l’homme moderne – qu’on appelle également homo sapiens, voire homme de Cro-Magnon – visitait les grottes pour les orner de peintures ou y déposer des sépultures. Mais en – 176 500 (avec une marge d’erreur de deux mille ans), homo sapiens n’a pas encore débarqué en Europe. Le coupable est donc l’homme de Néandertal, ce vieux cousin dont on ne sait rien du mode de vie «quand on quitte le registre de la subsistance, de l’alimentation et de la technique», selon Jacques Jaubert. Ce «néant documentaire quasi total» commence tout juste à être comblé par les découvertes de Bruniquel. «L’appropriation du monde souterrain par les hommes de Néandertal, c’est vraiment quelque chose de complètement nouveau. Si on m’avait affirmé ça il y a quelques années, j’aurais été très dubitatif.»
La présence de ce savant montage de stalagmites à 335 mètres de l’entrée de la grotte, dans une obscurité absolue, suppose que Néandertal maniait les torches en sous-sol bien avant l’homme moderne. «C’était probablement un groupe, un collectif avec des personnes qui éclairaient pendant que d’autres transportaient et agençaient les stalagmites», présume Jaubert. Donc il y avait des rôles différents et répartis entre les individus. Une coordination, des échanges. Peut-être aussi une hiérarchie, un chef qui donnait les ordres. Sans oublier la phase préalable de recherche et de choix des matériaux pour monter la drôle de structure. Le travail fut complexe : il y a 400 «speleofacts» dans la cavité – un néologisme créé par nos trois chercheurs pour désigner les spéléothèmes (concrétions minérales) transformées par l’homme.
Les visiteurs préhistoriques de la grotte «ont arraché des stalagmites, les ont basculées, sectionnées, fragmentées, tronçonnées voire même calibrées pour les disposer de manière circulaire ou les entasser dans les parties centrales de la structure, selon un plan qui était certainement prédéterminé. Les hommes ont déplacé entre 2,1 tonnes et 2,4 tonnes de matériaux. Ce n’est pas un acte anodin.» Les bâtisseurs avaient certainement un «objectif en amont», mais il est impossible de le connaître à l’heure actuelle. «Par élimination, on peut supposer qu’il n’y a pas trop de raisons de type habitat, de raisons techniques ou alimentaires… On est progressivement acculés dans le domaine de l’immatériel, qu’on a du mal à appréhender pour ces périodes très anciennes.» De l’art ? Un rite ou un culte ? «C’est un terrain très dangereux, et il faut vraiment réfléchir à deux fois avant de lâcher un mot de ce genre.»
Détail de «spéléofacts», structures aménagées composées de stalagmites brisées et agencées, noircis par le feu. (Photo Michel Soulier. SSAC)
Les spéculations sont prématurées. La question du pourquoi viendra plus tard. Pour l’instant, «on est plutôt dans une phase de description préliminaire», qui a d’ailleurs donné un peu de fil à retordre aux chercheurs français quand les relecteurs de leur publication dans Nature leur ont demandé de prouver que la structure était d’origine anthropique, c’est-à-dire humaine. L’anneau de stalagmites a l’air bien organisé, mais peut-on on totalement exclure l’hypothèse d’un éboulement, ou d’un ours bourré qui aurait shooté dans les stalagmites de la grotte ?
Dominique Genty détaille les différentes preuves qu’on a sous la main : d’abord, la carte des anomalies magnétiques réalisée dans la grotte montre les différents endroits où de la magnétite a été créée en chauffant des minéraux. Cette carte coïncide avec les foyers relevés par les chercheurs en observant la calcite rougie ou noircie par le feu. Ensuite, il y a ce bout d’os qu’on a retrouvé coincé entre une stalagmite couchée et sa repousse. «C’est de l’os carbonisé, conclut Genty. On l’a analysé avec un spectre infrarouge, et on sait qu’il a été chauffé à 300 ou 400 degrés.» Donc l’homme est passé par là, avec ses allumettes préhistoriques, au moment où les stalagmites ont été installées. Enfin, ce n’est pas une preuve formelle mais les tronçons de stalagmite ont manifestement tous une taille similaire : il y a un calibre moyen pour les tronçons de la grande structure circulaire, et un autre calibre moyen pour les plus petites structures. Or «la nature ne calibre pas les stalagmites».
Lueur des torches
Les Néandertaliens sont-ils venus monter leur structure d’un seul jet ? Ont-ils fréquenté la grotte durant plusieurs saisons ? Et d’abord, combien de temps faut-il pour organiser savamment deux tonnes de stalagmites à la lueur des torches, à 50 mètres de profondeur ? «On s’est promis de se donner les moyens de répondre à cette question», s’enthousiasment les trois chercheurs, qui comptent bien étudier Bruniquel de nombreuses années encore. Au programme de 2016, ils prévoient un peu d’archéologie expérimentale : «Il faut trouver une grotte qui soit accessible, avec suffisamment de concrétions que l’on puisse bouger… On aimerait bien manipuler des spéléothèmes.» Et aussi dater la fermeture de la grotte, bien moins accessible aujourd’hui qu’au paléolithique moyen, et puis revoir ces empreintes et ces griffures d’ours au fond de la grotte, dans une zone qu’on n’a pas encore osé explorer de peur de l’abîmer. Peut-être y a-t-il d’autres traces humaines de ce côté-là ? L’histoire de Bruniquel n’en est qu’à ses premiers chapitres.